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Préface de Jacques Lang. Les Histoires
de Jérôme
Je me souviens avec une infinie précision
de cette première rencontre fortuite et
qui fut pourtant le début d’une
admiration, amitié et collaboration
culturelle si forte. Nous étions quelques
semaines après l’élection de François
Mitterrand, le 10 mai 1981. La scène se
passe au ministère de l’Intérieur où
Gaston Defferre vient d’être nommé. Son
épouse, Edmonde Charles-Roux, me présente
Jérôme Peignot, m’assurant qu’il est
intarissable sur l’imprimerie et la
typographie françaises, passionné
passionnant et réel puits de savoir. À
cette époque, il a déjà publié plusieurs
ouvrages et je le connais de réputation.
Je comprends instantanément qu’il s’agit
de quelqu’un de profondément sérieux. Nous
bavardons le temps d’un instant et je lui
demande de venir me voir au ministère de
la Culture afin de poursuivre nos
échanges. C’est là qu’en guise d’entrée en
matière il me raconte la folle histoire de
« l’espion » Beaumarchais, l’amour
que portait Voltaire aux poinçons de
Baskerville dont il me retrace avec
détails les pérégrinations historiques. Il
était fascinant de l’entendre relater la
découverte par son père Charles Peignot en
1968, au détour d’une promenade sur les
quais, chinant dans les caisses des
bouquinistes, des précieuses matrices de
Baskerville. Jérôme donnait, plus que nul
autre, l’envie de s’éprendre à notre tour
de la typographie et de son patrimoine.
Peu à peu, après la publication de son
fameux livre De l’écriture à la typographie
dans la collection Idées de
Gallimard, puis de Calligramme
aux Éditions du Chêne et De la
Calligraphie chez Damase, Jérôme
est convié par ses futurs collègues de la
Faculté d’Arts plastiques de la Sorbonne à
y enseigner l’écriture. Un mouvement
général venait de briser les carcans
parfois exigus de l’Enseignement public.
Comment refuser ? Engagé dans cette
cause depuis plusieurs années, il ne
fallait pas s’arrêter en si bonne
voie ! Neuf années durant, Jérôme
enseigna à Saint-Charles. On se délecte de
le voir évoquer dans ses nouvelles, non
sans nostalgie et humour, certains
épisodes de ses cours. Exemple criant de
vérité, il mesurait déjà à cette époque
l’expansion parfois néfaste de
l’informatique auprès de ses élèves,
certains considérant « ringard »
l’écriture des livres.
Je veux m’attarder plus amplement sur
Jérôme et son enseignement. C’est un
véritable conteur, collectionnant par
milliers les petites histoires :
« Vous vous souvenez peut-être que
vous m’avez dit un jour que si je passais
un doctorat d’État sur travaux au sujet de
l’écriture et de la calligraphie, cela
vous aiderait à créer une filière
d’enseignement. » Absolument, fis-je.
« Eh bien, ce doctorat je l’ai
passé. » J’étais stupéfait. Jérôme ne
laissait rien passer, œuvrant sans relâche
au rayonnement de sa discipline, de son
art.
Lors de nos nombreuses discussions, il
m’explique notamment la genèse de son
livre Moïse,
ou la preuve par l’alphabet de
l’existence de Yahvé. Comment,
lors de sa soutenance, l’interrogation que
suscite son expression « Les
linguistes traîneront toujours Dieu comme
un boulet » le pousse à développer
son postulat. À ce sujet, il me confesse
qu’à la faveur d’une émission de France
Culture au sujet de l’exposition intitulée
La
Naissance de l’écriture au Grand
Palais en 1982, il réaffirme sa conviction
que les Tables de la Loi et l’Alphabet
sont une seule et même chose. À peine
a-t-il terminé sa phrase que Jean Bottéro,
l’auteur de Babylone et la Bible, s’insurge
contre lui, qualifiant ses propos de
sornettes. Ce dernier explique son geste
par la simple volonté de le protéger de
stériles polémiques mais confirmant par la
même occasion sa pensée.
Je n’ai évidemment pas oublié le beau Pierre
Leroux, inventeur du Socialisme de
Jérôme. À croire qu’il l’avait écrit pour
moi ! En le lisant, je me suis
souvenu que Pierre Leroux était un
typographe, un député de Paris doublé d’un
philosophe et l’auteur d’un ouvrage
intitulé De l’Humanité, de son principe
et de son avenir. Ce dont
j’avais gardé le souvenir et ce à quoi
Jérôme faisait référence, tenait aux
fameux banquets typographiques
interdit : Leroux y avait bel et bien
tenu tête à Napoléon III et témoigné
de la vigueur de l’esprit démocratique
face à la dictature. Enfin, j’avais gardé
en mémoire son admirable discours sur
Gutenberg. Sans doute était-ce un peu
grandiloquent, mais beau, très beau même.
Issu d’une famille de fins lettrés, la
tante Colette de Jérôme, plus connue sous
son pseudonyme Laure a écrit
« Qu’est-ce qu’une conviction non
prouvée ? ». Avec son livre sur
Leroux, Jérôme témoigne d’un travail
important conduit de main de maître. Rien
à voir avec l’œuvre d’un bourgeois au
socialisme de façade. La lecture des
écrits de Leroux requiert un effort
certain, il ne peut avoir été produit par
un dilettante. Au reste, au moment du
démantèlement de la rue de la Convention
où se trouvait l’Imprimerie nationale, les
ouvriers ont fait du « fils
Peignot » l’un, sinon le premier, de
leurs défenseurs efficients. On ne peut
oublier Grandeur
et misères d’un employé de bureau, publié
chez Gallimard et dont Jérôme est
l’auteur. Ce livre relate la grève perlée,
la pire de toutes, qu’il conduit en tant
que représentant du personnel à Sélection du
Reader’s Digest. Si la grève en
question se termine brillamment, elle se
solde aussi par le renvoi de son
instigateur. Sans emploi, Jérôme traversa
des moments difficiles qui l’amenèrent,
grâce à des amis, à entrer à l’ORTF, où
cinq années durant il travaille aux
émissions culturelles Le Masque et
la Plume, Les Chemins de la Connaissance
et Les Nuits magnétiques.
Outre ses combats politiques et son
profond intérêt pour l’écriture et la
typographie, j’ai découvert plus
récemment, loin de m’en étonner, que
Jérôme est avant tout un écrivain. Je ne
ferai pas ici de commentaires sur ses
livres, dont la lecture est toujours
source de ravissement. D’autres l’ont fait
bien mieux, dont les textes sont
reproduits dans les pages de cet ouvrage.
Au reste, à elle seule, la décision de
Jean-Sébastien Gallaire de bâtir un tel
livre sur l’héritage de Jérôme envoie un
message puissant. Je remercie les Éditions
Les Cahiers de s’être engagées à soutenir
son œuvre. Ce livre est une révélation.
On croyait connaître Jérôme Peignot, son
ascendance – on le désigne souvent comme
« fils de Charles » – dont on
comprend la trajectoire de vie. Mais qui a
lu, ou se souvient encore, de ses
portraits d’écrivains dans les cahiers de
la NRF ? « Écrire c’est dessiner
le drapeau de son nom », écrivait-il
dans Henry
Miller ou le Juif manqué, NRF,
1964. Car Jérôme scrute l’écriture, la
langue, les tortures intimes des
écrivains, dialogue avec eux à la lumière
de sa propre pensée…
Se dévoile au fil des récits l’influence
de sa famille qui marque nombre de ses
œuvres. Sa mère cantatrice, liée au Groupe
des Six, a charmé ses oreilles d’enfant,
l’a conduit à se passionner pour la
musique concrète et à inventer pour la
définir le mot « acousmatique »,
puis, longtemps plus tard, à nous bercer
de ses sonnets. Jeux de l’amour et du langage
soulève avec brio le rapport entre le
mythe de l’Androgyne et la gémellité de
Jérôme avec sa sœur Sophie, présence
utérine intense et inatteignable, comme le
seront ses amours ?
Devant son attitude farouche contre
Internet, qui penserait découvrir en
Jérôme un défenseur de la photocomposition
et de l’écriture informatique, libérant
les ouvriers du Livre des contraintes du
plomb ? (« La Lumitype va-t-elle
créer des écrivains
typographes ? », octobre 1956)
Ce recueil exclusif de textes inédits ou
inaccessibles met le lecteur au cœur de
l’intimité de l’écrivain. On se fait
spectateur et témoin de son introspection
à travers l’écriture des autres, de son
engouement sincère pour l’autobiographie
et de l’importance de ses écrits pour les
autres. On y perçoit l’essence de ses
recherches sur la forme des lettres et
leur agencement au cœur des mots, révélant
l’identité même de celui qui écrit.
Réside, plus que jamais au cœur de ces
pages, lignes, valse lettriste,
l’importance pour lui de la relation
écrivain-imprimeur. Ses analyses de Mémoires
d’écrivains préfigurent d’une certaine
manière les Portraits en miroir.
Tel est le portrait de Jérôme, comme
personne ne l’a encore lu.
Jack Lang
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