Postface de Jacques Sojcher. La mort heureuse
Jérôme a quatre-vingt treize ans. Il écrit tous les
jours depuis, semble-t-il, toujours. Je viens de
lire son dernier roman, Ma part d’infini.
C’est une profession de foi dans l’écriture, les
livres, la beauté et l’amour.
Jérôme, comme Montaigne, parsème son livre de ses
lectures, de ses relectures. Les philosophes, les
poètes, les romanciers qu’il cite sont « sa part
d’infini ». Que ce soit Lucrèce, Sénèque,
Épictète, Pascal, Spinoza, Nietzsche, Heidegger,
Höderlin, Mallarmé, Rilke, Breton, Aragon, Bernard
Noël, Homère, Virgile, Racine, Blake, Flaubert,
Camus, Semprun, Kundera, c’est son écriture qui
les réunit dans une langue de plus en plus
maîtrisée avec l’âge.
Le roman de Jérôme est fait de fragments plus ou
moins longs, à la manière de Barthes, de Quignard,
de Blanchot, de Bataille, si proche de lui par
leur passion pour Laure.
Il y a aussi les peintres, Turner et Friedrich,
qui ouvrent à l’infini. La musique de Bach, dans «
l’entre-deux » de la vie et de la mort,
avec un goût d’éternité. Il entend, avec un
ravissement qu’il décrit, Osawa diriger la
septième symphonie de Beethoven, mais aussi
Händel, Strauss, la huitième de Mahler. Tous
l’approchent de l’amour et de la « belle
mort » qui semblent fusionner.
Car il s’agit, dans ce dernier livre de Jérôme,
de l’espérance d’une mort heureuse. Ce qui lui
fait croire que sa mort sera heureuse, c’est aussi
la beauté de la nature. Octobre, où « le ciel
est d’un bleu très fin et le soleil radieux »,
où « le tilleul dans sa cour « n’est plus que
de l’or ». Février, le plus joli mois de
l’année, où Jérôme regarde le même tilleul, les
branches nues – c’est comme un dessin de Klee. « C’est
la joie d’un arbre, l’hiver quasi vaincu […] la
mort ramenant à la vie ». Jérôme est
littéralement grisé – ce mot revient souvent dans
son roman. Il dit : « ma part d’infini est là
toute entière ». Alors, que « demander
de plus pour mourir ? »
Jérôme est myope, mais du fait de son grand âge,
le voici gratifié de l’« acuité du regard »
et son plaisir de vivre s’en trouve décuplé. Il
goûte plus profondément la beauté et la mort lui
semble pouvoir être belle, qu’elle lui sera douce.
Il y travaille en écrivant. Paradoxe apparent :
Écrire, c’est aussi « contrer la mort »,
en maintenant la vie et en approchant de la mort
qui a mis « l’encre à la plume ». Écrire
est « un jeu avec la mort ». C’est enfin
gagner sa part d’infini, « par petites
touches ». Barthes encore, que Jérôme a
bien connu.
Jérôme ne peut oublier l’amour. L’auteur des Jeux
de l’amour et du langage en a si bien parlé. C’est
par le biais de l’amour que nous connaîtrons « la
vraie vie ». L’amour est un «avant-goût
de la mort ». « Quel est l’homme, demande-t-il,
« qui au cœur de l’étreinte amoureuse ne se
souvient d’avoir été confronté à l’infini ? »
De la petite mort à la mort, c’est l’amour qui
prépare sa mort en écrivant. L’amour ou exactement
Lola, la femme aimée follement, Lola morte d’un
cancer dans ses bras. C’est elle, dit Jérôme, qui
a fait de moi « l’écrivain que je suis ».
Écrire est devenu, vingt ans après sa disparition,
« une
manière de rejoindre celle que j’aime toujours
plus que moi-même ».
À sa mort, c’est elle qui lui rendra sa part
d’infini.
Le livre de Jérôme jette un pont entre la vie et
la mort, il abolit les frontières. Comme Rilke, il
dit la juste mort et la juste vie dans la droiture
de l’écriture.
Jérôme est mon ami depuis plus de quarante ans.
Je l’aime et je voudrais que vous l’aimiez aussi à
travers son roman, comme un grand vivant qui partage
avec vous sa part d’infini. |